Manger.
Se nourrir. Tant de lipides, tant de glucides. Attention au
cholestérol, aux allergies, aux apports en calcium. Calculer les calories,
puis décompter les heures de gymnastique, de jogging, de tennis. Pas de
graisses animales, de fritures, de sucreries.
Ou
sinon remplir le trou, faire vite, on n'a pas le temps: entre un dossier
et l'autre, une salade sous vide; à mi chemin sur l'autoroute, un club
sandwich noyé dans la mayonnaise; à la maison une pizza décongelée
réchauffée au micro-onde.
Ou sinon ne pas faire
n'importe quoi: bien brosser les légumes pour enlever toute trace de
pesticides, pas de poulet à la dioxine, pas de vache folle, pas de thon au
mercure, pas de saumon aux colorants dangereux. Vive le lait de soja, le
tofu, le germe de blé.
Et pourtant je vis encore
dans l'illusion qu'une autre voie est possible. Je l'appelle poésie.
Prendre son temps
le samedi matin pour aller au marché, faire comme si le sous vide et les
surgelés n'avaient jamais étés inventés. Choisir ses légumes un par un,
les aubergines pas trop grandes, pas trop petites.
Aller chercher le
beurre chez le crémier, la viande chez le boucher, la farine au moulin.
Bavarder avec les gens qui flânent devant les étales, poser des questions
au vendeur, acheter le contraire de ce qu'on avait en tête en sortant.
Et puis, à la maison, se faire un café avant même de ranger ses
courses et laisser venir les souvenirs.
Où
est-ce que j'ai mis cette recette que Fred m'a donnée? La recette
du gigot d'agneau comme son grand-père le faisait. Ça doit être dans le
cahier rouge...
Mais au fait, il n'y a aucun besoin du cahier, on se
rappelle tout ce que Fred nous a montré. Alors on coupe une tête d'ail de
la tresse qu'on a accrochée au balcon, on épluche les gousse une à une.
Fred nous a raconté plein de choses sur son grand-père ce jour-là, ou
peut-être qu'elle n'a rien dit du tout et c'est moi qui a tout imaginé.
Pour piquer le gigot on sort le couteau qu'on a acheté quand on est allés
à Vérone, il y a longtemps. On se souvient encore très bien de cette
vieille « coltelleria », dont les meubles en bois semblaient devoir
exploser d'un moment à l'autre sous la pression des objets contenus.
Et ce
vendeur si bavard, qu'à la place de nous convaincre à acheter tel couteau
ou l'autre n'arrêtait plus de nous sortir des nouveaux modèles. Parfois,
quand j'utilise ce couteau, je me souviens de la ville elle même, des ses
fabuleuses églises et de leurs fresques à couper le souffle. Il faudrait y
retourner l'un de ces quatre.
Enfin, le gigot
est piqué, maintenant il s'agit de le badigeonner d'huile d'olive.
Abondamment. De l'huile d'olive qu'on a ramené de nos vacances à la mer.
J'ai un beau pinceau en silicone pour cet usage, mais je n'ai pas envie de
m'en servir, je vais y aller avec mes doigts, ou peut-être avec toutes les mains, comme quand j'étais enfant et jouais
avec le sable, avec la pâte à modeler, avec les produits de beauté de ma
mère à son grand désespoir.
Et voilà, c'est
fait, ça va vite de badigeonner un gigot, puis de le parsemer de
l'ingrédient secret que je ne révélerai pas. Maintenant il faut juste
trouver un peu de place dans le frigo (heureusement que je n'ai pas encore
rangé mes courses) car le gigot va mariner au moins deux jours.
Il ne me reste plus qu'à préparer le repas pour aujourd'hui,
déjeuner ou dîner, on verra quand ce sera prêt. J'ai acheté exprès les
aubergines pour faire une recette de ma grand-mère. Quoique je n'ai aucune
idée de comment elle faisait vraiment.
Mais ce
n'est pas grave, j'essaye quand même.
Car, de toute façon, ça ne pourra
jamais être comme quand, adolescente, j'aillais déjeuner chez elle.
Septembre
2006
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